Faire front depuis une recherche autrement populaire

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Faire front depuis une recherche autrement populaire

La revue en sciences sociales « Agencements – recherches et pratiques sociales en expérimentation », publiée par les Éditions du commun, invite à faire front depuis un paysage de recherche où la pensée ne se dissocie pas de l’action, où l’analyse s’éprouve dans l’expérience, où la coopération et la pluralité épistémique sont les conditions pour une science sociale démocratique d'utilité commune. Un texte initialement publié sur Le Club de Mediapart.

 

La revue Agencements – Recherches et pratiques sociales en expérimentation est un lieu, développé sur un mode autonome depuis 2018, où nous tentons de nous mettre en co-recherche dans un idéal de commun, où nous explorons les possibles des sciences sociales quand elles sont elles-mêmes en expérimentation et où se déploient de nouvelles manières d’écrire, de sentir-penser et d’éprouver des mondes plus égalitaires, autonomes et collectifs. Ces dernières années, ces expériences ont été très largement fragilisées et précarisées par le néolibéralisme autoritaire incarné par Emmanuel Macron. Leurs existences se trouvent aujourd’hui directement menacées par la montée du Rassemblement National.

Alors qu’entre le 7 et le 14 juin nous avions la semaine de bouclage de notre 11e numéro, nous apprenions, au(x) beau(x) milieu(x) de celle-ci, les scores vertigineux de l'extrême droite et, dans la foulée, la dissolution de l'Assemblée nationale. Chacun·e d’entre nous a vécu ce moment depuis plusieurs milieux en même temps et, pour nous, Agencements aura été l’un d’entre eux. C’est aussi depuis nos multiples écologies que nous avons tenté, dès le lendemain du 9 juin, de réagir, de nous assembler, d’échanger, de recomposer, de nous rencontrer. Il importe que chaque geste, contribution, tentative, même les plus modestes, puissent se revendiquer comme faisant légitimement partie de la dynamique qui s’organise aujourd’hui pour faire front contre l’extrême droite. Mais, comment faire front (populaire) depuis une revue en sciences sociales ?

La dynamique du Nouveau Front Populaire, à laquelle nous prenons pleinement part, contient un objectif électoral majeur, à savoir une victoire de la gauche aux prochaines législatives. Mais les processus de fascisation à l’œuvre dans notre société ne seront pas défaits par cette nécessaire défaite électorale de l’extrême droite. Il nous faut donc inventer un front autrement populaire qui se maintienne dans la durée, et celui-ci doit être en mesure de transformer et réinventer nos groupes, nos organisations, nos institutions, nos territoires. À cet endroit, la riposte citoyenne qui s'organise actuellement depuis les collectifs associatifs, militants et syndicaux, mais aussi à partir de groupes plus informels (dans nos voisinages, entre parents d’élèves, dans nos groupes d’ami·es, au sein de nos familles, entre collègues…), nous paraît fondamentale. C’est à partir de cette recomposition de la société civile et de la démocratie que notre revue souhaite agir et faire front, pour des recherches en sciences sociales plurielles et coopératives, à même d’outiller nos expérimentations politiques, d'inventer de nouveaux imaginaires de liberté et d’égalité et de nouvelles « capacités » de pensée et d’action.

Nous devons prendre la mesure des impasses démocratiques vers lesquelles nous mène une société de l'expertise. Nous devons refuser que les savoirs et connaissances, ainsi que les prises de décisions qui émanent de leurs mises en action, soient systématiquement élaborés à huis clos, en dépossédant les collectifs citoyens des enjeux et questions qui les concernent et leur importent. Il nous semble donc plus que jamais nécessaire de défendre le droit et la capacité des personnes directement concernées à explorer, investiguer, enquêter leur quotidienneté, leurs expériences, leurs activités, pour les transformer, et d'inventer les scènes d’égalité qui permettront une co-reconnaissance et une co-valorisation des capacités, des savoirs et des expériences. Depuis l'espace éditorial que nous tentons de faire exister, nous affirmons qu’il n’y aura pas de réinvention de la démocratie sans une véritable justice épistémique !

Ainsi, si la recherche en sciences sociales et humaines souhaite être au rendez-vous et à la hauteur de la séquence politique actuelle, si elle veut contribuer à défaire le fascisme et l'autoritarisme, si elle veut, elle aussi, faire « front populaire », elle doit entrer en mouvement et prendre le risque d’expérimenter de nouvelles démarches et catégories d’analyse. Si elle veut contribuer à vivifier les mouvements démocratiques et progressistes, elle doit, dès à présent, s’agencer différemment. Elle ne peut pas rester cantonnée dans le périmètre étroit de ses disciplines, de ses démarches méthodologiques, de ses approches conceptuelles. Elle doit déborder ses cadres institutionnels, se décaler, se décadrer, s'ébrouer, s'élancer... Elle doit s’indiscipliner et s’hybrider avec l'ensemble des mouvements de luttes et de résistances qui tentent de s'opposer, depuis leur territoire, aux basculements réactionnaires, autoritaires et racistes et de construire d'autres possibles. Agencements fera donc front depuis un paysage de recherche où la pensée ne se dissocie pas de l’action, où l’analyse s’éprouve dans l’expérience, où la théorie est toujours située et ancrée, où la coopération et la pluralité épistémique sont les conditions pour une science sociale démocratique d'utilité commune.

[Revue Agencements, 19 juin 2024]